• Comment réveiller le souverain ?

    Réveiller le souverain...
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    Car ce dont il est question ici, c'est du peuple souverain. Eh oui, depuis un certain temps déjà, nous sommes en démocratie, n'en déplaise à ceux qui croient encore que nous sommes une sorte de peuplade primitive, rassemblée et gouvernée par un chef supposé prendre seul les décisions importantes - et même quelques autres. Le droit et les institutions ont progressé… En démocratie, le souverain, c'est le peuple ; la souveraineté, c'est l'affaire des citoyens.

    De plus, nous sommes dans une société complexe, multiforme, redevable d'une organisation collective considérablement plus structurée et diversifiée que celle d'une société traditionnelle. Cette complexité se trouve encore accrue par ses reconfigurations constantes car, désormais, notre société fonctionne en réseau. Ces caractéristiques font qu'on la dit "horizontalisée" - or chacun sait que notre mode de gouvernement pyramidal, issu de sociétés "verticalisées", est ici au mieux inopérant, au pire contre-performant. Chacun le sait… mais on refuse d'en tirer les conséquences, dont la première est la nécessité que ce gouvernement pyramidal cède le pas à une gouvernance partenariale, dont la société civile est un acteur central.


    La société civile, qui, quoi, pourquoi ?

    Autrement dit, la longue léthargie du souverain ne se réduit à pas celle, omniprésente dans les médias, de tel ou tel dirigeant politique. Beaucoup plus profondément, c'est celle des citoyens et, plus largement, de la société civile. Elle ne date pas de quelques semaines ou mois, mais de nombreuses années et décennies, ce qui renforce la difficulté et accentue l'urgence.

    Les responsabilités non assumées ne sont pas simplement celles d'un haut dignitaire - par exemple un chef d'État dont beaucoup attendent de façon anachronique qu'il fixe le prix de la baguette et des cigarettes, détermine le nombre de taxis parisiens, décide des heures d'ouverture des différentes catégories de commerces, etc. ! Si le problème était là (et si, par ailleurs, on ne confondait pas chef de l'Etat et chef de l'Exécutif - car présider n'est pas gouverner !), il suffirait de changer le chef pour que les choses aillent mieux. Mais les décisions "d'en haut" n'ont d'effet que si "en bas" on les accepte peu ou prou… et, surtout, s'il y a un "en haut" et un "en bas". C'était le cas jusqu'à la société industrielle, hiérarchisée, disciplinée, uniformisée, spécialisée, standardisée, où globalement chacun tenait son rôle, restait à sa place, obéissait aux dirigeants et respectait les règles, y compris celles, non écrites, qui rythmaient les temps de la vie - métro-boulot-dodo, etc.

    Il est loin le temps où les jeunes allaient mourir au front parce que le gouvernement le demandait. Depuis la société postindustrielle, où l'individu a gagné en autonomie, la famille a éclaté, les modes de vie se sont diversifiés, on est passé d'un jeu de positions (vertical, structurel…) à un jeu de relations (horizontal, systémique…). Avec pour corollaire qu'on passe d'une structure réglementée (de façon mécanique) et régie par des dirigeants, à un système régulé (de façon biologique) et co-animé par des acteurs autonomes et responsables. Les diverses composantes de la société civile, n'ayant pas vraiment compris qu'on avait changé de jeu, que désormais "le pouvoir, c'est l'impuissance" (De Gaulle), continuent à attendre des décisions d'un "en haut" qui n'existe plus qu'en apparence. D'où mon propos initial : les responsabilités non assumées qui font problème, ce sont celles de la société civile qui renonce à jouer son rôle.

    Les échéances majeures de 2014 pour lesquelles il faut se ressaisir sont, pour les citoyens, les échéances électorales et, pour les membres de la société civile, un ensemble d'occasions jusqu'à présent manquées. Manquées, en particulier, quand au lieu de participer (horizontalement) à la co-construction de décisions économiques et sociales, ils se défaussent sur ceux dont ils attendent ces décisions (verticalement)… tout en dénonçant aussi bien l'illégitimité de ces "décideurs" que l'iniquité de leurs choix. Ils devraient faire un lobbying actif, intelligent et ouvert, mais ils se cantonnent dans une soumission passive, critique mais consentante, exigeante mais résignée. Critique et exigence quant aux contenus des politiques, mais soumission au système pourtant obsolète dans lequel elles s'expriment.


    C'est qui, qui… ?

    Qui sont ces citoyens qui râlent alors que le problème vient d'eux, qui abdiquent leurs responsabilités ? C'est nous… Qui est cette société civile, qui devrait participer à l'organisation et à la régulation (horizontales) de la vie politique, économique, sociale et culturelle, mais qui attend que celle-ci soit régie (verticalement) par les successeurs de Vercingétorix, de Colbert, de Napoléon ou du général De Gaulle ? C'est nous… On marche sur la tête !

    À la base, "société civile" peut se référer à la fois au civisme et à la civilité. Le civisme, c'est la contribution du citoyen au fonctionnement de la Cité, de l'individu à la vie de la collectivité ; serait-ce aujourd'hui superflu ? La civilité, c'est une forme de douceur des mœurs, de respect des personnes, d'attachement aux valeurs humanistes ; serait-ce aujourd'hui superflu ? Par ailleurs, la société civile se définit, au gré des circonstances ou des époques, par rapport à ses antonymes : est civil ce qui n'est pas militaire, ou pas fonctionnaire, ou pas religieux… En ces temps où les confusions prospèrent, notamment quant à la place du fait religieux ou à son expression dans la vie civique, cela renvoie à d'autres débats.


    Maudit lobbying…

    Comble de la contradiction, nous rejetons les instruments destinés à nous permettre, en tant que société civile, de remplacer nos modes de gouvernement archaïques par cette gouvernance complexe et d'y tenir notre place. Non seulement nous les rejetons, mais nous les condamnons, sans même chercher à savoir de quoi il s'agit, dans un obscurantisme semblable à celui de nos ancêtres qui rejetaient les nouvelles approches que proposaient Galilée et Copernic… Il s'agit notamment du lobbying et de la communication stratégique, par lesquels la société civile participe à la gouvernance, aux côtés des pouvoirs publics.

    Ces instruments sont des vecteurs d'une participation responsable, légitime et nécessaire, à la vie d'une société diversifiée et en constante mutation. Mais par une perversion des mots et des idées, on a réussi à dénaturer ces notions, à en faire des repoussoirs. Entre autres, le lobbying de la société civile conditionne la vie des institutions et la vitalité de la société, mais on veut le voir comme une maladie honteuse dont il faudrait se préserver.

    Sa malédiction, au moins en France, vient en partie du fait que certains (y compris de bons dictionnaires !) croient que le lobbying est "ce que font les lobbies", c'est-à-dire les groupes de pression. C'est doublement faux : d'un côté, les lobbies ne font pas que du lobbying, parfois même pas du tout (notamment s'ils font du forcing, du trafic d'influence ou des détournements de fonds plutôt que du lobbying) ; d'autre part, on peut faire du lobbying sans être un lobby (par exemple une collectivité publique pour attirer des investisseurs privés). D'autres idées fausses alimentent cette confusion, notamment en rapport avec les pots de vin ou les conflits d'intérêts, que d'aucuns assimilent à tort au lobbying… alors que celui-ci est, au contraire, une alternative à ces plaies, voire un moyen de les combattre.

    Prenons l'exemple simple de la corruption dans l'attribution d'un marché public : celui-ci ira à l'entreprise qui "graisse la patte" de l'élu ou finance le parti. En France, pays très en retard par rapport au monde civilisé dans l'éradication de ces pratiques, des lois existent mais sont parfois mal appliquées. Pour faire court, sur un sujet très complexe, notons que tout cela pose de plus en plus de problèmes aux entreprises - en termes de légalité, de gestion, de responsabilité sociale… - alors que des élus continuent à l'imposer (et pourtant, on parle de corruption active pour les premières et passive pour les seconds !). Quand des entreprises passent de "l'ancienne économie" (valises de billets) à la "nouvelle économie" (respect des règles et des principes), elles se convertissent au lobbying. Est-il correct de faire comme si celui-ci s'assimilait aux pratiques auxquelles, au contraire, il s'oppose ? Est-il judicieux de le combattre alors qu'on en a besoin ?

    La contradiction est la même concernant les lobbies, souvent stigmatisés en bloc - sous prétexte que quelques déviants sont des groupes d'influence aux pratiques répréhensibles - par des gens qui ignorent de quoi ils parlent. Ils jettent le bébé avec l'eau du bain. Par cet amalgame, ils dénigrent ou combattent l'ensemble des lobbies sans voir que, dans le même temps, eux-mêmes en approuvent ou en soutiennent certains - groupements écologistes ou de consommateurs, comités de défense ou de soutien, syndicats d'employés ou d'employeurs, organisations agricoles ou confessionnelles, associations de parents, de riverains, de victimes ou de causes diverses…


    Echéances 2014

    Bruxelles, capitale mondiale du lobbying, est aussi le lieu où l'on trouve la plus forte concentration de lobbies dans le monde. Parmi eux, il y a bien quelques empoisonneurs agro-industriels, corrupteurs chimico-pharmaceutiques, financiers véreux et autres bad boys, mais ils sont très minoritaires, de même que leurs pratiques coupables.

    Si l'Europe "carbure" au lobbying, pour notre plus grand bien, c'est parce que nous l'avons dotée d'institutions adaptées à la complexité de notre monde horizontalisé. Ou plutôt nous l'en avions dotée, mais les gouvernements nationaux s'emploient, depuis les années 1970-80, à faire marche arrière. Un peu comme si, quelques siècles auparavant, après avoir permis la création de l'Etat-nation, les seigneurs féodaux le sapaient pour rétablir le morcellement féodal. La comparaison n'est pas aussi outrée qu'il peut sembler a priori.

    Si, à partir de 1950, on a construit l'Europe, c'était d'une part pour installer durablement la paix et une conception avancée de la démocratie, après des périodes de guerres et de dictatures abominables - n'oublions ni cet apport majeur, ni le rôle de rempart que joue l'Europe face aux risques de rechutes. C'était d'autre part pour aborder au niveau approprié des questions qu'on ne peut traiter au niveau national. "Les Etats sont devenus trop petits pour les grands problèmes et trop grands pour les petits problèmes" (Daniel Bell), c'est pourquoi, peu après, on a par ailleurs avancé dans la voie de la décentralisation - qui, incidemment, est un autre niveau justifiant un lobbying rénové (de coopération et non plus simplement d'influence). Le bilan de l'Europe est très positif… et très insuffisant. Paradoxe : les Etats la privent des moyens d'agir puis, constatant qu'elle n'en fait pas assez, se fondent sur le constat de son impuissance pour la tenir à l'écart.

    Traçabilité des produits alimentaires, pollution transfrontières, transition énergétique, criminalité organisée des mafias russes ou autres, etc. : longue est la liste des questions pour lesquelles l'Etat est trop petit - mais, comme autrefois les féodaux, les gouvernements s'accrochent et refusent de "transférer" des compétences au niveau approprié. En réalité, il ne s'agit pas de transférer : pour la prise de décision, il s'agit plutôt de "reconnaître" des compétences européennes, dans des domaines où, en fait, les Etats n'en disposent de toute façon pas, car ils ne sont pas en mesure de les exercer ; quant à la mise en œuvre, l'Etat n'aurait rien à transférer, puisque ce sont ses services qui mettent en œuvre les décisions prises à l'échelon européen.

    Autrement dit, en refusant des attributions de compétences dans des domaines où ils sont impuissants, les gouvernements essaient (de plus en plus vainement) de préserver l'illusion de leur puissance mais, ce faisant, ils se privent à la fois de la possibilité de prendre des décisions effectives, opératoires (au niveau pertinent, celui de l'Europe), et de la possibilité de les mettre en œuvre (puisqu'elles n'existent pas ou sont illusoires tant qu'elles restent de compétence nationale).

    Depuis 1979, cette capacité qu'ont les gouvernements de paralyser l'Europe est en principe réduite par l'entrée dans le jeu du citoyen, désormais représenté directement au Parlement européen, qui lui-même participe davantage aux décisions. La grande force du Parlement, c'est sa légitimité démocratique. Sa grande faiblesse, c'est l'atténuation de cette légitimité si les citoyens s'en désintéressent - avec pour conséquence que le fonctionnement néo-féodal (intergouvernementalité) reprend le dessus sur la démocratie, quand ses principaux acteurs (citoyens européens) sont aux abonnés absents. C'est une des nombreuses raisons pour lesquelles il y a d'importants enjeux en 2014, année d'élections européennes (le 25 mai).


    A suivre…

    Nous reviendrons plus précisément sur tout cela, car après une longue interruption de ma lettre "quasi mensuelle", je vais la relancer, avec l'espoir que vous continuerez à vous y intéresser. À ce stade, je résumerai ainsi le propos du jour : parmi les vœux pour cette nouvelle année, formons celui que la société civile (c'est-à-dire nous) se réveille et joue son rôle ; un rôle qui passe pour partie par un lobbying intelligent, ouvert et éthique (ce qui n'est pas un oxymore !), pour partie par une implication citoyenne dans la gouvernance de nos systèmes institutionnels ; les enjeux sont d'autant plus lourds que la situation devient réellement critique, après 30 à 40 ans de dérive ; s'y ajoutent des données circonstancielles, notamment les élections, particulièrement emblématiques de la gravité du sujet ; nous reviendrons sur tout cela…

     


    Quelques liens…

     


     

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  • Commentaires

    1
    Véronique
    Mercredi 15 Janvier 2014 à 18:51

    Merci Jean Pierre pour ce magnifique texte, article, peu importe le nom qu'on lui donne, il convient plus d'en savourer le contenu !!

    Véronique

    Peut être au plaisir sur La Rochelle

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